L’IA générative dans l’éducation : défis et opportunités pour les enseignants
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Avec l’essor de l’intelligence artificielle générative (IAG), notamment des agents conversationnels (dialogueurs) fondés sur des grands modèles de langage comme ChatGPT, l’éducation se retrouve face à des transformations majeures. Ces technologies, qui peuvent produire des textes plausibles, réalisent déjà des tâches variées, de la rédaction d’e-mails à la production d’images. Si ces outils semblent prometteurs, ils posent aussi de nombreux défis pour les enseignants et les élèves.
Cet article explore quelques conséquences de l’arrivée des systèmes d’IA dans l’éducation et la manière dont les enseignants peuvent s’adapter à ce nouveau paradigme. Il s’appuie notamment sur les apports du colloque In-Fine, organisé à Poitiers le 11 octobre 2024.
Pourquoi s’intéresser à l’arrivée des systèmes d’IAG à l’école ?
L’arrivée des systèmes d’IAG modifie le monde professionnel, mais aussi la façon dont les citoyens et les citoyennes interagissent.
Elle engendre des bouleversements profonds dans divers secteurs, modifiant aussi bien le monde professionnel que les interactions entre citoyens et les citoyennes. Ces transformations apportent des innovations : l’ingénierie logicielle, par exemple, connaît une transformation majeure grâce à des outils qui permettent d’assister les développeurs dans leurs tâches quotidiennes, mais elles s’accompagnent également de défis importants : prolifération de contenus de faible qualité, augmentation des risques de désinformation, comme l’a montré Yann Ferguson, directeur scientifique du LaborIA de l’Inria, lors de son intervention. On pourra à ce sujet consulter sa conférence de décembre 2023 au AI Act Day, intitulée, « Comprendre les enjeux sociétaux de l’IA ».
Il est à noter que certaines technologies d’IA sont déjà utilisées depuis de nombreuses années en éducation, les Learning analytics en particulier, comme l’a rappelée Mme Vanda Luengo, directrice adjointe du Laboratoire de recherche en informatique de Sorbonne Université (LIP6). On pourra par exemple consulter sa conférence lors de la journée CAPSULE 2024, intitulée « L’IA en éducation (pas seulement générative), pour quoi faire ? »
L’utilisation des IA à l’école répond à un enjeu majeur : l’individualisation des apprentissages, comme l’a rappelé dans son intervention Olivier Sidokpohou (IGESR). Des technologies d’IA sont intégrées dans des tuteurs intelligents qui permettent par exemple des rétroactions (feedback) adaptés à chaque élève selon des modèles pédagogiques prédéfinis. La qualité des rétroactions peut être améliorée dans le temps, par une technique d’apprentissage par renforcement de l’IA. Différentes techniques sont mises à profit dans le cadre d’applications d’IA adaptatives, comme celles du P2IA, pour proposer aux élèves des parcours d’apprentissage personnalisés.
Face aux évolutions des technologies d’IA, le système éducatif doit se préparer à former des élèves capables de s’adapter à un monde en pleine mutation, tout en prenant en compte les défis spécifiques que pose l’usage de ces technologies dans l’apprentissage, comme l’ont explique Vincent Montreuil et Emilie-Pauline Gallié (IGESR) dans leur intervention « l’IA dans les politiques publiques : quels rôles et quels impacts pour l’éducation nationale ? ». D’ailleurs, des outils d’IA comme ChatGPT sont déjà utilisés par des enseignants pour automatiser certaines tâches, comme la rédaction de courriels, la création de plans de cours ou le paramétrage d’agents conversationnels. D’après M. Sidokpohou, l’enjeu pour les enseignants est quadruple :
- se saisir des opportunités pour améliorer l’efficience du système éducatif
- former les élèves à l’utilisation de l’IA dans toutes les disciplines
- accompagner les élèves dans la préparation de leur future citoyenneté
- accompagner les élèves vers leurs futurs métiers, dont les compétences requises vont changer le développement de l’IA
Enfin, M. Sidokpohou décrit un contexte “qu’on ne peut pas ignorer” : des biais algorithmiques, un manque de transparence et d’explicabilité, un questionnement sur le respect de la vie privée et de la protection des données, un impact sociétal et environnemental. Il y a donc “un enjeu majeur de développement de l’esprit critique pour un usage raisonné et à sa juste valeur de l’IA”.
Webinaire de Mme Gaëlle Macuba – Professeuse de Lettres, DRANE site de STRASBOURG d’initiation à l’IA intitulé « Je ne comprends rien à l’IA mais je me soigne » lors de la semaine de l’IA 2024 qui s’est déroulée dans la région académique Grand Est.
Comment fonctionne l’IA générative ?
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’IA générative, comme ChatGPT, ne “pense” pas, ne “raisonne” pas et n’a aucune conscience. Elle fonctionne grâce à des modèles de langage qui analysent d’énormes corpus de textes : livres, forums ou articles en ligne. Son objectif est simple : prédire le mot suivant dans une phrase donnée. Ainsi, chaque texte généré n’est qu’une série de prédictions basées sur des probabilités calculées à partir de ces données massives. Voir par exemple la brève capsule produite par le laboratoire Flowers de l’INRIA à ce sujet « Comment fonctionne ChatGPT? Un tour d’horizon en moins de 5mn« .
L’un des aspects déroutants de cette technologie est que même des experts et expertes en intelligence artificielle ne comprennent pas entièrement pourquoi ces modèles fonctionnent aussi bien. Ces réseaux neuronaux, sur lesquels repose l’IA, sont des boîtes noires, souvent incompréhensibles, même pour les ingénieurs qui les développent.
De plus, les IA génératives souffrent d’un problème de cohérence : elles peuvent produire des réponses très précises dans un contexte, puis des absurdités dans un autre. Cette “frontière technologique irrégulière” rend leur utilisation délicate pour des novices.
Défis pour enseigner : la question de la triche et du contournement de l’effort cognitif
L’un des problèmes que l’IA pose dans les écoles est le contournement du travail intellectuel par les élèves. Ceux-ci sont déjà nombreux à utiliser ces outils pour réaliser toutes sortes de devoirs sans réellement s’engager dans un processus d’apprentissage. Cela présente un défi majeur pour les enseignants et enseignantes : comment s’assurer que les élèves apprennent réellement et ne délèguent pas cette tâche à une machine ?
Il faut cependant noter que cet état de fait n’est pas nouveau. Historiquement, l’apparition de nouvelles technologies a souvent permis aux élèves de contourner les apprentissages tels qu’ils étaient alors conçus : faire des calculs avec une calculatrice, un exposé avec Wikipédia, une fiche de lecture avec Google, etc. Les personnels enseignants ont su adapter leurs méthodes, en expliquant par exemple aux élèves qu’à certains moments du cours, on n’utilise pas la calculatrice et qu’il est toujours utile de mémoriser combien font 4 fois 3, que Wikipédia peut être une ressource pertinente pour débuter une recherche pour un exposé…
Avec ChatGPT, cependant, la question devient plus complexe. En effet, lorsque les élèves copiaient une partie de leur travail depuis Google, il était relativement simple de repérer la fraude en recherchant rapidement les phrases suspectes en ligne. Cependant, avec l’utilisation de ChatGPT, ce type de surveillance devient beaucoup moins efficace. Les textes générés par l’IA sont uniques, souvent plausibles, et ne peuvent pas être retrouvés via une simple recherche web. De plus, les outils de détection spécifiques à l’IA, censés identifier les contenus produits par des modèles comme ChatGPT, manquent cruellement de fiabilité. Ces outils donnent souvent des résultats imprécis, pouvant à la fois accuser à tort des élèves qui ont rédigé leur propre travail ou, à l’inverse, passer à côté des textes générés par l’IA.
L’IA, aujourd’hui, est capable d’accomplir des tâches scolaires bien plus complexes qu’auparavant, allant au-delà de la simple recherche d’informations. Par exemple, des outils comme ChatGPT peuvent rédiger des essais cohérents, résoudre des problèmes mathématiques avancés, ou encore générer des analyses textuelles, tout cela en quelques secondes. Ce qui est préoccupant, c’est que ces tâches, autrefois considérées comme des indicateurs de la maîtrise d’une matière ou de la capacité à réfléchir de manière critique, peuvent désormais être automatisées. L’IA est capable de reproduire une argumentation logique, de créer des liens entre des concepts ou de proposer des solutions à des problèmes complexes sans réellement “comprendre” les sujets qu’elle traite. Cela pose un défi majeur pour l’éducation : comment évaluer la véritable réflexion de l’élève lorsque l’IA peut exécuter ces tâches à sa place ?
Table ronde animée par Sébastien Lorentz avec : Christophe Marchand, IA-IPR, Pierre-Yves Connan, maître de conférences, Philippe Friedrich, enseignant et Morgen, élève élue au CAVLà l’occasion de la semaine de l’IA organisée dans la région académique Grand Est.
Solutions possibles : expérimenter, se former, être formé, s’adapter et innover
Face à l’irruption de l’IA dans l’éducation, l’idée de bannir ces outils apparaît non seulement irréaliste, mais également contre-productive. Il devient donc impératif pour les enseignants et enseignantes d’explorer des stratégies préservant les objectifs pédagogiques essentiels, tels que le développement de la pensée critique et de l’autonomie intellectuelle, tout en réfléchissant à la possibilité de tirer parti de cette technologie.
Nombre d’enseignants et enseignantes adoptent une approche encourageant davantage le travail en classe sous supervision directe. En parallèle, il est possible de repenser les tâches et les évaluations de manière à stimuler une réflexion authentique et originale, que l’IA ne peut pas facilement reproduire. Par exemple, des projets créatifs et collaboratifs peuvent être proposés dans des domaines où l’IA montre ses limites, comme l’expression artistique, la création narrative, ou encore la résolution de problèmes complexes qui exigent une réflexion nuancée et humaine. Ces stratégies permettent de réconcilier l’utilisation des technologies avec un apprentissage qui reste centré sur la cognition et la créativité des élèves.
L’expérimentation devient alors un levier important. Il s’agit de tester différentes approches, comme l’intégration contrôlée de l’IA dans les cours, tout en incitant les élèves à développer un esprit critique face à ses limites et ses possibilités. M. Sidokpohou a appelé lors de son intervention au colloque In Fine à l’engagement dans des expérimentations et à la création des conditions de partage de ces expérimentations : identification des cas d’usage les plus pertinents, aide à l’appropriation. D’après lui, “l’appropriation éclairée de l’IA par les jeunes générations passe par une adoption par les enseignants”.
Les élèves, souvent plus familiers avec ces technologies, peuvent également jouer un rôle crucial dans cette phase d’exploration, en aidant à identifier des manières innovantes d’incorporer l’IA dans les processus d’apprentissage tout en respectant l’intégrité cognitive du travail scolaire.
Tous les intervenants au colloque In Fine ont affirmé avec force que la formation des enseignants, des élèves, mais également des personnels d’encadrement, personnels pédagogiques et administratifs est nécessaire pour développer des usages raisonnés et responsables. Des ressources pour la formation sont d’ores et déjà disponibles, telles que le MOOC “L’intelligence artificielle pour et par les enseignants” ou le manuel ouvert « IA pour les enseignants » publié dans le cadre du projet AI4T.
L’arrivée des système d’IA conduira-t-elle à redéfinir les disciplines ?
Les répercussions de l’arrivée des systèmes d’IA sur les disciplines varieront largement selon les secteurs, certaines connaissant des transformations rapides, tandis que d’autres évolueront plus lentement. Par exemple, l’informatique et l’ingénierie sont déjà fortement impactées par l’IA, avec l’usage de co-pilotes de programmation qui assistent les développeurs dans leurs tâches. En revanche, des disciplines comme l’histoire ou la littérature connaissent pour l’instant des changements plus modestes, offrant ainsi aux équipes enseignantes et aux étudiants et étudiantes davantage de temps pour ajuster les curriculums et leurs pratiques.
Il est donc essentiel de rester attentifs à l’évolution des pratiques professionnelles dans chaque discipline et d’adapter les cours, voire les programmes scolaires en conséquence, comme l’envisageait M. Sidokpohou. Dans les domaines en pleine mutation, comme le design ou les technologies numériques, l’intégration d’outils d’IA générative est déjà incontournable pour permettre aux étudiants et étudiantes d’acquérir les compétences nécessaires à leur réussite. Cependant, l’adaptation ne doit pas se limiter à l’enseignement de l’utilisation de ces outils ; il est tout aussi important d’aider les élèves à en comprendre les limites et à adopter un usage critique de l’IA.
En ce sens, l’expérimentation joue un rôle clé. Plutôt que de s’en remettre uniquement à des solutions préfabriquées comme les chatbots pour la planification des cours, il est préférable que les enseignants et les élèves testent et évaluent ensemble l’impact de l’IA dans différentes parties du programme scolaire. Ce processus d’expérimentation permet non seulement de mieux cerner les avantages et les limites de ces technologies, mais aussi de favoriser un apprentissage plus pratique et réfléchi. En encourageant cette approche collaborative, les communautés éducatives pourront démystifier l’IA et l’intégrer de manière plus pertinente dans l’enseignement. C’est le sens de la Communauté de Réflexion en Éducation sur l’Intelligence Artificielle (CREIA) lancée en novembre 2023 par la Direction du Numérique pour l’Éducation (DNE).
Conclusion
L’intelligence artificielle générative représente à la fois une opportunité et un défi considérable pour le monde de l’éducation. Si elle offre de nouveaux outils prometteurs, son intégration et ses usages en appelle à notre vigilance et à l’exercice de notre esprit critique. Les enseignantes et enseignants se trouvent face à une technologie qui, malgré ses potentialités, peut aussi compliquer leur tâche en facilitant la triche et en remettant en question les méthodes d’évaluation traditionnelles. L’ensemble des acteurs et actrices de l’éducation devra naviguer avec prudence, en tâtonnant entre expérimentation et réajustement, sans certitude sur les effets réels de l’IA sur les pratiques pédagogiques à long terme. Il est crucial de rester vigilant face à cette révolution technologique, car si l’éducation a su s’adapter aux nouvelles technologies par le passé, l’ampleur et la rapidité des changements imposés par l’IA laissent présager des défis bien plus profonds. Le chemin vers une intégration pertinente et équilibrée se dessine, le colloque In-Fine a permis de présenter des avancées déjà opérationnelles et de belles perspectives.